Lorsqu’un slogan commercial proclame “0% de matière grasse”, c’est devenu un grand classique: les associations de consommateurs, labos et experts à l’appui, se font un devoir de vérifier quelle est la réalité derrière les chiffres publicitairement proclamés.
Le phénomène gagne de plus en plus la vie politique. Parce que, mine de rien, les chiffres, les statistiques, ont de plus en plus de pouvoir. Ce qui, à l’origine, se voulait collecte de “données objectives” au service de la décision politique, a pour le moins évolué, sinon dérapé. Souvent, la production de ces chiffres, de ces outils d’évaluation, fait plutôt passer des idéologies. Le monde politique, qu’il soit de droite, de gauche ou du centre, affectionne de pouvoir choisir les chiffres qu’il décidera d’utiliser. Dans une époque ou les gouvernements se jugent aux résultats, les indicateurs de performance sont devenus une arme de guerre politique. Certains experts poussent même le bouchon plus loin: à les en croire, ce sont les ordinateurs d’Etat qui prennent souvent nombre de décisions de politiques publiques et sociales, surtout en période de récession économique.
Ce n’est pas pour rien si, lors de la dernière campagne électorale de 2014, la tendance au “factchecking” a explosé, médias et universités s’alliant soudain pour démonter les chiffres des promesses électorales des partis. A l’époque, les chiffres, pour le moins flous et artistiques, de la réforme fiscale du MR, en avaient été ainsi pour le moins secoués… Pourtant ces partis, les pouvoirs politiques n’aiment pas trop que les électeurs malins, les citoyens trop curieux, bref la société civile, se mettent à relativiser, à critiquer leurs chiffres. Ils préfèrent que la force de l’énoncé de ceux-ci laisse les gens pantois. La belle intention, inspirée de ce qui se passe aux Pays-Bas, selon laquelle le Bureau du Plan pourrait analyser et chiffrer les coûts des programmes électoraux de 2019 se réalisera-t-elle? On fait plus qu’en douter: nul n’en pipe plus mot déjà.
La légende du fonctionnaire du grand secret
L’actualité politique belge récente est d’ailleurs une formidable démonstration du pouvoir des chiffres et de leur utilisation politique. Ici, ce n’est pas le pourcentage de matière grasse qu’il s’agissait de tester mais bien la teneur en loyauté fédérale, mot valise s’il en est. Qui renferme tous ces autres termes tant agités ces derniers temps: respect, transparence, loyauté.
C’est une des légendes urbaines de la médiapolitique en Belgique: ah, tous ces gens qui vous chuchotent, si, si, qu’il n’y aurait que une ou deux personnes dans ce pays à détenir une mystérieuse clé secrète de compréhension, à pouvoir s’y retrouver dans les méandres de la Loi de financement née de la 6ème Réforme de l’Etat.
Bidon. Fable. Billevesée. La fameuse loi de financement, concoctée par huit partis, est plutôt, quoi qu’on en dise, forcément un brin ardue mais assez claire.
Un des problèmes de fond, c’est que l’opacité délibérée est souvent le fonctionnement ordinaire des administrations.
Connaissez vous Mme Spinnoy, Mr Dhondt ou Mr Valenduc? Vous n’avez sans doute jamais lu ni entendu leurs noms, mais dans le petit monde politique qui se passionne, sinon se déchire, sur la question- il est vrai totalement essentielle- de la part des recettes de l’impôt des personnes physiques qui doit revenir aux Régions, ces deux fonctionnaires du Ministères des Finances sont des notoriétés.
Pour le moins controversées ces temps-ci. Parce que cela fait des temps immémoriaux que ces quelques fonctionnaires aussi discrets que spécialisés gèrent les dotations aux régions, leurs simulateurs informatiques à résultats soudainement variables. Et ce en total petit monopole, dans le secret de leurs gris bureaux du SPF Finances. C’est leur “chose”, leurs algorithmes. Leur terrain de jeu statistique presque perso.
C’est surtout une mauvaise gestion des Ressources humaines au sein de l’administration des Finances. Celle du genre qui entraîne confusion, opacité et jusqu’à, soudain, une crise politique majeure entre et Régions et Gouvernement fédéral. Qui, pour boucler son ajustement budgétaire, a saisi assurément une opportunité: mais qui n’a certes pas ourdi non plus un grand complot ténébreux.
30% des ressources, ça se discute
On ne va pas assommer ici les lecteurs sous les explications techniques (ah, cette nouveauté de vocabulaire qu’est “l’Impôt-Etat”). En gros, les Régions ont été subitement prévenues qu’elles recevraient 750 mio d’€ de moins que prévus (pour la Wallonie, une tuile de 248 mio€). Stupeur et tremblements, la Flandre n’étant d’ailleurs pas la dernière à s’égosiller.
Déclarations au vitriol en tous sens, arrogances diverses, phénomènes de tête de mule, jeux politiques en tous sens pour en arriver à une conclusion apaisée évidente.
A savoir qu’aucun gouvernement régional de ce pays ne saurait accepter que, pour quelque 30% de ses ressources, le niveau fédéral lui dise: “ Voilà, c’est comme ça. Et ne comptez pas sur moi pour vous expliquer comment j’arrive à ce résultat. C’est à prendre sans discussion”.
Avec des conséquences pour le gestion budgétaire des Régions mais aussi, élément moins souligné, des communes. Bref, ce problème est essentiel pour les Régions, 30% des recettes régionales dépendant désormais de l’Impôt des Personnes Physiques prélevé par le fédéral. (les flamands, forts d’une administration fiscale en croissance, envisagent de collecter un jour directement cette part de l’IPP, histoire d’éviter ainsi toute interférence du fédéral)
C’est ce qui explique que, peu à peu, bon gré mal gré, le SPF Finances a dû se mettre à s’expliquer, son ministre N-VA des Finances, Johan Van Overtveldt, se montrant lui-même ouvert, en bon nationaliste flamand, aux éclaircissements. Conséquence: le SPF Finances vient, enfin, d’accoucher d’une longue note explicitant son approche, sinon sa méthodologie. Et le boss du SPF Finances a dû affronter un solide feu de questions au Parlement Wallon. Qui, s’il a compris que les montants récupérera en 2018 (lorsqu’on régularisera légalement les comptes) seront assez faibles-195 mio seraient perdus-, a aussi capté que les chiffres du SPF Finances sont toujours flous et ce pour pas moins de 1,8 milliard. Une fameuse inconnue. Un sérieux “gap” nébuleux à éclaircir.
C’est que le SPF Finances adore jouer avec les simulateurs informatiques, et en modifier d’initiative les données. Au moment de voter la Loi de Financement dans la cadre de la 6ème Réforme de l’Etat, en 2013, on avait tout bien calculé. Mais, hop, voici que l’administration modifie la méthodologie, bricole le moteur, c’est à dire les paramètres macroéconomiques de croissance et d’inflation. Bref, une année considérée comme dûment clôturée est soudain réévaluée à la baisse.Avec des chiffres subitement différents.
Mieux: tantôt les ordinateurs des Finances travaillent sur un échantillon de 343.000 déclarations (par sécurité); tantôt cet échantillon est soudain ramené à 30.000 contribuables.
Bob, bof: rien n’est encore à ce jour totalement clarifié. Et l’administration des Finances n’est pas forcément à l’aise dans tous ses petits souliers. Et on attend désormais que le N-VA Johan Van Overtveldt sorte enfin cet Arrêté Royal qui n’en vient pas, dont une première mouture floue a déjà été recalée par les trois Régions, faute de formule méthodologique, de calcul et d’estimation. Bref, il manque le mode d’emploi.
Une crise tous les six mois?
Certes, tout cela finira par s’arranger. A tout le moins en 2018 lorsqu’on mettra, comme prévu par la loi, les choses à plat.
Le hic, c’est que d’ici là, on risque de se heurter dans cesse aux mêmes résultats aléatoires, ferments d’une vraie crise institutionnelle si des telles difficultés se reproduisaient en 2016 ou en 2017. Personne ne peut se permettre, dans le monde politique, d’avoir tous les six mois un débat aussi agité, aussi dangereux pour le pays.
Le MR Georges-Louis Bouchez a eu raison, au Parlement wallon, de s’inquiéter ainsi de la nécessité pour la Région Wallone de disposer de son propre appareil de prévision, notamment pour une recette aussi importante que l’IPP.
Mais, comme l’a souligné le Conseil wallon de la Fiscalité (à l’unanimité), cela postule de disposer des données, de la méthodologie, d’avoir un droit d’accès des Régions qui porte sur la méthode, l’application de la méthode, mais aussi sur le modèle de simulation macro-économique. Olé.
Bref, ça demande de la transparence. Totale.
Réussir un #taxshift sans les Régions?
Quand on vous le disait que les chiffres ne sont pas une fin en soi mais impliquent bien des décisions sur l’action publique et donc sur notre vie.
Tenez, prenons le grand dossier politique du moment: le TaxShift, cette réforme fiscale d’un minimum de cinq milliards voire bien plus, visant à réduire la fiscalité sur le travail … Un enjeu difficile: chacun sort déjà ses propres vétos, plus ou moins idéologiques et les lobbies sont déjà sur pied de guerre.
Les Régions seront-elles associées à cette réforme fiscale? Pour d’aucuns, comme l’OpenVLD Gwendolyn Rutten, c’est impensable de ramener ainsi les socialistes autour d’une table, rue de la Loi.
D’autres ont une vision pour le moins différente: le Ministre-Président flamand N-VA souhaite fermement être à la table. Le N-VA Geert Bourgeois trouve qu'il se doit d’y être et juge habile d’y impliquer les socialistes via la Région Wallonne et la Région bruxelloise. Raisonnement: le PS ne pourra plus se permettre d’attaquer le tax shift s’il est ainsi associé à sa confection…. Et le PS serait entraîné, mine de rien, dans une certaine logique “confédérale” si chère à la N-VA.
Se passer des Régions autour de la table apparaît effectivement aléatoire à nombre d’observateurs même si, légalement, ce serait dans la norme.
Les Régions n’ont pas à intervenir dans la base de l’IPP mais si la #Suédoise décidait , outre la TVA et les accises, de jouer sur la fiscalité mobilière, il est clair que cela pourrait, une nouvelle fois, impacter très directement le budget des trois Régions.
Et on agiterait alors assurément à nouveau l’oriflamme médiapolitique du “manque de loyauté fédérale”.
A son origine le mot “statista” (d’où a découlé le terme “statistique”) signifiait “homme d’Etat”. Il serait opportun, en ces temps troublés, que nos politiques s’en souviennent.
Michel HENRION