Ce pays vit décidément à
l’époque du jamais vu. Jusqu’ici seuls les spécialistes des relations sociales
ont apparemment photographié l’inédit du vaste mouvement social programmé jusqu'au 15 décembre. Ceux-ci ont beau fouiller dans les annales syndicales,
nada à comparer, à tout le moins depuis l’après seconde guerre mondiale.
C’est le fait marquant: les
trois syndicats de toutes les tendances (socialiste, chrétien, libéral) qui
conviennent, pour la première fois ensemble, d’un “plan d’action” s‘étalant sur
cinq dates tant au Nord qu’au Sud. (manifestation nationale à Bruxelles, trois
jours de grèves tournantes par provinces et une grève nationale le 15
décembre). Olé.
Car, dans l’histoire sociale
de ce pays, les syndicats sont loin d’être toujours sur la même longueur
d’ondes. Parce que la sensibilité n’est pas la même en Flandre qu’en Wallonie.
Parce que les élections sociales postulent la concurrence. Parce que, si les
organisations syndicales veillent toutes à leur image d’indépendance vis à vis
des partis politiques, (c’est particulièrement le cas, ces temps-ci, à la FGTB
vis à vis du PS et de ses “ciseaux”) cela n’empêche pas les proximités, les
amitiés et les relais. Et cela vaut tout autant pour le patronat, Bart De Wever
n’hésitant pas à proclamer en son temps que le “VOKA était son patron”,
entendez l’influent lobby des
18.000 PDG de Flandre.
Poupehan: lorsque Jef
soutenait Wilfried
Le gouvernement Martens-Gol
des années 80’, si souvent évoqué ces temps derniers, s’était ainsi appuyé sur
les fameux accords secrets de Poupehan, ces collines boisées de la Semois ou
Wilfried Martens s’en allait parfois à la messe avec trois amis
sociaux-chrétiens. Dont le gouverneur CVP de la Banque Nationale et l’atout Jef
Houthuys, à l’époque tout puissant boss des syndicats chrétiens. Si la CSC
wallonne de l’époque était pour le moins sceptique quant aux sacrifices exigés
par “l’esprit du Cardinal Cardijn” , Jef Houthuys -fort du lourd poids du Nord
en interne ACV-CSC- soutenait dans l’ombre Wilfried Martens. Sa formule est
restée célèbre: “ Wilfried, vous dites ce qui doit passer au syndicat: je
m’arrangerai pour que ça passe”.
De même peut-on rappeler,
même si toute comparaison avec la situation actuelle est totalement hors de
propos, que lors des ”Grèves du
siècle” (cinq semaines) de 1960-1961 contre la “Loi Unique” de feu Gaston Eyskens,
les syndicalistes wallons d’André Renard- qui allaient marquer l’histoire du
fédéralisme et de l’autonomie wallonne- s’étaient vite senti seuls, les actions
des syndicalistes chrétiens étant bridées par leurs instances. (la FGTB
flamande n’adhérant pas non plus).
Bref, tout ça pour souligner
que l’unité syndicale dans l’action est plutôt chose rare.
En toile de fond, l’enjeu
du modèle social à la belge
Contrairement à ce que
d’aucuns pensent, s’il y a une règle médiapolitique à retenir c’est celle-ci:
un mouvement social, ça ne se décrète pas. Comme le dit en substance Marc
Goblet, le nouveau secrétaire général de la FGTB, c’est plutôt la base qui
dirige… Et celle-ci l’a apparemment fait asavoir très vite aux trois syndicats:
l’accord de gouvernement #Michel1 (saut d’index, réforme des pensions, coupes
dans la sécurité sociale…) ça ne le fait pas.
Avec, en toile de fond, un
truc bien belche mais essentiel aux yeux syndicaux: l’enjeu du “modèle social
belge” de concertation que-le-monde-nous-envie-depuis-1944.
Dans l’esprit de la
Libération, patrons et syndicats avaient en effet décidé de se définir comme
des “partenaires sociaux”, s’appuyant sur des institutions ad hoc comme le
Conseil Central de l’Economie ou le Conseil National du Travail.
La philosophie en était très simple: au delà de nos rapports
de forces, cherchons le compromis, visons autant que possible la paix sociale,
nouons entre nous des accords interprofessionnels tous les deux ans et laissons
de préférence l’Etat en retrait. Juste prié, à l’époque, d’intervenir s’il
fallait légiférer ou stabiliser des accords noués dans ladite
concertation. C’est de ce
système de concertation qu’est notamment né, entre bien d’autres avancées, le
“salaire minimum légal” (adopté en 1977)
Oh, bien sûr, comme le
chantait Brel, il y eût bien des orages dans le couple des partenaires sociaux.
Et des périodes roses
(shake-hands ininterrompus de 1986 à 1995)
Mais aussi, au fil du temps,
un retour de plus en plus marquant du politique dans la négociation. Elément un
brin technique mais marquant : l’exemple de la “Loi de compétivité de 1996”,
qui fixe depuis lors des marges salariales préventives.
Oh, le monde évolue: la
Belgique s’est fédéralisée, a cumulé les réformes de l’Etat. D’ou la naissance
d’autres modes, d’autres lieux de concertation sociale tant en Wallonie qu’à
Bruxelles.
Mais, en gros, l’esprit
demeure le même: se concerter.
La concertation, remède
souvent miracle
L’autre dimanche, sur le
plateau de Controverse (RTL-TVI) une joute verbale l’a bien illustré. On y
discutait du climat pour le moins agité à la SNCB. Et on y vit Etienne
Schouppe, figure du CD&V mais surtout ancien CEO de nos chemins de fer
s’accorder soudain avec Marc Goblet (FGTB). Les deux en
choeur-embrassons-nous-Folleville: “Mais bon sang, mais c’est bien sûr que
s’il y a concertation, nous trouverons une solution”. Et les
syndicats de cheminots de relever que les actions spontanées ont cessé dès lors
que Jo Cornu, le nouveau CEO du rail, daignait accepter se réunir.
Le hic, pour les trois
syndicats, c’est que si la déclaration gouvernementale est bien truffée de
phrases appelant à la concertation, nombre de décisions sont d’ores et déjà bel
et bien prises par le gouvernement du libéral Charles Michel. Ce qui ne va
doncpas sans fâcher les militants du syndicat… libéral, “parfois bien plus
énervé que des militants du PTB”,
raconte un syndicaliste chrétien.
“Mais qui crée du
désordre? “
C’est tout le paradoxe: se
déclarant très responsables dans leur plan d’action, fuyant même toute
récupération des politiques, les
syndicats se posent en quelque sorte, par leur appel incessant à la
concertation sociale, en défenseur de l’”ordre social”, bref du modèle belge
très ordonné de dialogue social.
Le désordre, à leurs yeux, ce
ne sont pas les actions spontanées ou autres: ce sont les mesures prises par
une coalition qui, à leurs yeux, nie la concertation.
Le bras de fer entre le plan
d’action syndicale et le gouvernement s’annonce délicat.
Les syndicats ne sont pas
sans ignorer que, même si la N-VA n’a guère –et c’est un euphémisme- de
sympathie pour ce qu’ils représentent, nombre de leur affiliés, de leurs
représentants ont bel et bien voté N-VA. Qui adoptera sans doute aussi, au sein
de la coalition gouvernementale, la position la plus rigide.
Et ce contrairement au
CD&V, qui n’apprécie jamais d’être malmené par son aile
démocrate-chrétienne, vitale pour le parti depuis le large exode d’électeurs
vers le parti de Bart De Wever.
Dans les milieux
gouvernementaux, on ne fait d’ailleurs pas grand mystère de la stratégie à
développer: tenter de concéder suffisamment à l’ACV-CSC pour qu’elle se détache
de cet inédit très large Front Commun; pour tenter de fissurer la cohésion
syndicale Nord-Sud.
La mobilisation syndicale est d'ailleurs, mine de rien, de
plus en plus ardue au fil de la disparition des toutes grandes entreprises.
“Jadis, commente un syndicaliste aguerri, les gars qui venaient en masse de
Cockerill ou des ACEC, ça suffisait ”.
Michel HENRION.
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