L’électeur lambda voit
souvent, un brin naïvement, les partis comme des machines parfaitement
homogènes. Alors que ce ne sont souvent que des façades derrière lesquelles
s’agitent, en interne, de solides divergences, qu’elles soient de personnes
(qui croit ainsi, ces temps-ci, que Charles Michel serait réellement ravi-content de voir Reynders promu Premier
Ministre?) ou, phénomène plus
marquant, de tendances idéologiques. Qui ne sont souvent elles-mêmes que le
reflet, le relais de groupes de pression, de lobbies multiples.
Il ne faut pas s’y tromper:
le mécanisme de la formation d’un gouvernement fédéral intègre, entre autres
rouages, les influences, les jeux plus ou moins souterrains de nombre de
milieux d’influence, de jeux d’intérêts à l’action plus ou moins perceptible.
On l’a vu lors de la longue
crise des 541 jours d’après le scrutin de 2010: craignant
l’indépendantisme-nationalisme-républicain d’une N-VA provocatrice, bien des
milieux- dont d’aucuns proches de la Monarchie- se mobilisèrent pour faire
trébucher le Bart De Wever de l’époque.
On le voit aujourd’hui à l’inverse: bien des lobbies – et
parfois curieusement les mêmes qu’en 2010- frémissent et s’activent en
coulisses, séduits à l’idée d’une coalition de centre-droit, intégrant le même
Bart De Wever- dont la mue soudaine en ferait un quasi Homme d’Etat- histoire
de renvoyer la gauche dans l’opposition après 26 ans de présence rue de la Loi.
(9 mai 1988-2014)
Ce fut l’une des étrangetés
de la dernière campagne électorale: sur les plateaux-télé, libéraux et
socialistes s’étripaient grave jusqu’à l’absurde en évoquant sans cesse un truc paléopolitique quasi
incompréhensible pour tout électeur
de moins de 40 ans: à savoir la “période Martens-Gol”. Traduction: les gouvernements Martens qui, de 1981 à
1987, marièrent libéraux et chrétiens sous leurs sigles démodés d’alors
(CVP-PVV-PRL-PSC).
C’est, pour mémoire, l’époque
ou les idées “thatchéristes” font
plutôt fureur. Se dotant de
pouvoirs spéciaux entre 1982 et 1987, l’équipe Martens-Gol mettra en œuvre des
décisions plutôt impopulaires: sauts d’index (2% à chaque fois, soit une mesure
d’austérité assez sévère), limitation des dépenses publiques, ceinture dans la
Sécurité Sociale, diminution de 3 % de la masse salariale…
Une politique qui n’avait été
rendue possible que par l’accord dit “de Poupehan”, ce petit village aux collines boisées ou Wilfried
Martens avait obtenu l’appui explicite de Jef Houthuys, à l’époque le tout
grand boss des syndicats chrétiens (ACW-CSC).
Feu Wilfried Martens l’a
écrit dans ses “Mémoires”:
-“Houthuys a bien tenu ses
troupes en main et toutes les actions syndicales ont échoué”.
Et tout ce qu’organisait
Georges Debunne, le mythique
dirigeant d’alors de la FGTB, n’eut- de par l’inertie relative de la
CSC- que peu d’effet sur ce qui se décidait au 16 rue de la Loi.
On rappelle ça parce que
c’est l’une des multiples faces du rubik’s cube de l’actuelle formation. Et que c’est, évidemment,
une des interrogations évoquées au sommet du MR ces temps derniers.
Des libéraux francophones
pour qui, pure hypothèse, ce ne serait déjà pas psychologiquement fastoche
d’être le seul parti francophone à pactiser avec “le diable De Wever”. Mais être la seuble cible -à chaque décision
impopulaire- d’un Front Commun Syndical wallon FGTB-CSC, c’est encore un tout
autre pari. (certains liens avec
le CDH ont été récemment mis en avant par l’élection au Parlement Européen de
Claude Rolin, ex-figure de proue dudit syndicat chrétien)
Paradoxe: alors que le taux
de syndicalisation augmente toujours en Belgique, le poids politique des
syndicats tend d’évidence à diminuer. Et leur capacité à peser sur les
décisions politiques s’est d’évidence
amoindrie. Mais l’influence persiste et n’est pas mince. Ni au PS, ni au
CD&V, qui s’appuie toujours sur le “verzuiling”, entendez le système des piliers, les fameux “standen” qui ont fait longtemps la force , l’armature de “l’Etat
CVP”. (syndicats, mutualités,
Boerenbond, coopératives, etc…)
Pourquoi le Mouvement
Ouvrier Chrétien flamand peut préférer la N-VA
De Wever et la N-VA doivent
prendre sans cesse en compte, s’ils veulent accéder au pouvoir fédéral, que le parti de Wouter Beke et le Mouvement
Ouvrier Chrétien flamand (la
coupole de tous les piliers démocrates-chrétiens
chers au CVP-CD&V) demeurent très proches. L’ACW ne peut, certes, dicter
une ligne politique aux
sociaux-chrétiens du Nord mais, consultée, très bien informée, elle peut
à tout le moins, selon ses intérêts propres, donner le feu vert ou poser un veto.
Ne jamais oublier que c’est
l’ACW (Mouvement Ouvrier Chrétien flamand) qui a poussé des carrières
politiques comme celles de
Jean-Luc Dehaene, Etienne Schouppe, Yves Leterme, Steven Vanackere, Jo
Vandeurzen, Inge Vervotte ou, aujourd’hui, de l’hyper-populaire Hilde Crevits…
La pièce est subtile:
pourquoi diable le Mouvement Ouvrier Chrétien flamand – que la N-VA n’a cessé
d’attaquer, notamment sur le dossier crucial du sort des coopérateurs
d’Arco-Dexia, c’est à dire le coeur même des intérêts financiers de l’ACW-
n’est-il pas davantage réticent à ce que le CD&V convole avec la N-VA?
Tout simplement parce que
l’ACW pose, mine de rien, la même analyse que le CD&V: pour peser sur les
décisions, il vaut mieux un gouvernement reserré de centre-droit qu’un large
gouvernement de centre-gauche aux partenaires plus insaissisables.
Certes, pas mal des points du
programme de la N-VA (sauts d’index, limiter le chômage dans le temps) apparaissent
peu compatibles avec ce que veulent les syndicalistes chrétiens du Nord du
pays. Et des opinions “critiques”
que Patrick Develtere, le président de l’ACW, martèle dans diverses interviews,
histoire de créer l’illusion de son pouvoir.
Mais Bart De Wever chante désormais du Florent
Pagny (“Puisque ici tout est négociable”) et fait bien asavoir que
toutes les marges étaient possibles. Une volonté de compromis qui fait donc
l’affaire de l’aile plus patronale du CD&V: sans la N-VA, le saut d’index
n’était que rêverie programmatique.
Avec la N-VA présente, on peut peut-être forcer -comme jadis à Poupehan-
la main de l’ACW. Genre la mesure maligne que l’ACW pourrait présenter comme
n’étant pas du tout un vrai saut d’index mais que De Wever et Kris Peeters affirmeraient, eux, que c’est tout kif.
Bref, un peu moins de pouvoir
politique pour les syndicats, mais toujours une solide influence. Parmi
beaucoup d’autres en ce Royaume de Belgique ou c’est par dizaines qu’on compte
aussi, depuis la seconde guerre mondiale, les ministres liés, dans leur
carrière, aux intérêts du monde financier. (les deux derniers exemples
emblématiques étant feu Jean-Luc
Dehaene et Guy Verhofstadt)
La Belgique politique est
décidément une vaste terre d’influences.
Michel HENRION.