C’était le 12
octobre 2012, juste avant les dernières élections communales. La petite phrase aux allures de rodomontade avait
été lâchée par Bart De Wever sur le plateau télé de la chaîne flamande Vier
(1):
“D’abord, nous prendrons Manhattan. Ensuite, nous
prendrons Berlin”.
Deux jours plus tard, Bart De Wever décrochait 37,68 % des
voix à Anvers, ville-symbole s’il en est; et en janvier 2013 il s’installait
dans le fauteuil de bourgmestre.
Aujourd’hui, moins de deux ans après la
prédiction-métaphore, Berlin est conquis. Bart De Wever , “le leader de la
révolte” comme il s’auto-proclamait, s’est
emparé de la Flandre (Geert Bourgeois en est désormais le Premier Ministre
N-VA) et est en passe d’installer ses ministres nationalistes rue de la Loi.
La conquête du pouvoir par le “modèle N-VA” est
chose acquise.
Mieux: Bart De Wever peut se targuer d’avoir chassé les
socialistes à Anvers, au niveau flamand et jusqu’au fédéral.
Car il n’y a pas de grand doute sur l’accouchement de la
#suédoise-#kamikaze: oh, certes, les négociations de la formation fédérale
piétineront parfois, seront assurément parfois tendues (l’aile démocrate-chrétienne
du CD&V exigera à coup sûr, pour prix de son aval, une solution créative
pour dédommager les 800.000 coopérateurs d’Arco-Dexia) mais l’allant de d’aucuns à mettre en place cette coalition de
centre-droit passera outre aux obstacles.
Un peu le même climat
que lorsque Guy Verhofstadt, l’été 1999, fut en position de renvoyer l’Etat-CVP, la famille social-chrétienne dans l’opposition.
De Wever, gagnant à tous les coups
Il faut toujours prêter attention, non seulement aux petites
phrases, mais aussi aux gestes apparemment anodins de Bart De Wever. Lorsque
celui-ci, en 2010, rencontre Elio Di Rupo et que ce dernier lui demande de
vulgariser son nationalisme, il ne lui conseille pas de visionner n’importe
quel DVD: mais le biopic de Neil Jordan retraçant le combat de Michael Collins,
l'artisan de l’indépendance de l’Irlande, un remarquable organisateur et
stratège, tiens, tiens…
Bart De Wever ne s’en cache que peu: il entend laisser une
trace, une marque forte dans l’histoire du nationalisme flamand. Vu de Flandre
(on répète: vu de Flandre) le président de la N-VA est en train de réussir ce
dont nombre de flamands, de ses soutiens conservateurs rêvaient mais qu’ils
croyaient impossible: gouverner sans Vande Lanotte, sans Crombez, sans Tobback,
sans Di Rupo, sans écolos, bref sans parti de gauche au pouvoir. Pour ceux là,
De Wever vire figure historique: presque
oubliés Wilfried Martens ou Jean-Luc Dehaene.
Bart De Wever est, mine de rien, en passe de s’adjuger les
galons, les lauriers d’homme politique flamand le plus influent de
l’histoire de la Flandre.
Car Kris Peeters ne sera somme toute qu’un Premier Ministre
CD&V de décor en trompe l’oeil, largement soumis à la force motrice de Bart
De Wever et des hommes-liges que celui-ci choisira d’envoyer au Conseil des
Ministres du 16 rue de la Loi.
Et si les sociaux-chrétiens flamands ont du souci à se faire
pour leur avenir (la géographie électorale flamande est largement teintée du
jaune dominant N-VA), les cartomanciens politiques estiment que les cartes de
Bart, et ce quoi qu’il advienne, lui sont plutôt favorables.
Deux cas de figure:
1)
Soit la “coalition suédoise” vire “kamikaze”, voire
“Hara-Kiri”.
Conséquence: aux yeux des flamands, il aura été démontré
qu’un gouvernement de centre-droit n’est donc pas possible dans le cadre belge
actuel. Pour De Wever, ce sera la validation par les faits de sa fameuse thèse
(il la défend depuis sa jeunesse universitaire) des “deux démocraties” et de la nécessité d’instaurer le confédéralisme.
Et comme la priorité absolue actuelle de Bart De Wever est
clairement de rapprocher, de carrément souder les relations N-VA, CD&V et OpenVLD, ces deux derniers partis ne
pourront que suivre De Wever dans cette optique.
Et, du côté francophone, il restera l’image d’une “Belgique délégitimée”, puisqu’elle aura donné naissance à un gouvernement
jugé par trop déséquilibré…
2) Soit la “suédoise”,
sans être une promenade de santé, tient la route jusqu’en 2019. Elle réussit à
transormer son évidente fragilité en atout: on s’y serre plutôt les coudes
politiquement.
Dans ce cas, bonus toujours pour De Wever: il aura démontré
qu’il ne fallait pas avoir si peur que ça
de la N-VA, qu’elle peut se
montrer gestionnaire, qu’elle ne menace pas la Belgique ni même le Palais (ou,
soit dit en passant, la “suédoise” a trouvé quelque sympathie).
Qui sait même? Tout comme pour la rigide Maggie De Block-
devenue au fil du temps à ce point populaire chez les francophones que
certains, peu avertis des rapports de force entre partis, en arrivent à la
souhaiter comme Premier Ministre- peut-être se trouvera-t-il aussi un jour des
wallons pour apprécier la rigueur sauce De Wever…
Gouvernement Bourgeois: plus qu’une coalition, un projet
de société.
Rappel de base: Bart De Wever, c’est tout sauf le nationalisme
flamand romantique à l’ancienne, drapeau rugissant au vent et tout le toutim
folklo.
C’est pour ça qu’il faut bien photographier que le nouveau
Gouvernement flamand du N-VA Geert Bourgeois est bien plus qu’une coalition.
C’est la matérialisation d’une vision de société, d’un projet de “Bavière flamande” conservatrice, patriote pour sa Région, avec une
politique économique libérale… Et les trois partis prenants (N-VA, CD&V,
Open VLD) s’y voient presque pour une éternité. Il ne faut jamais présager de
rien mais tout le climat politique au Nord laisse présager un “Bourgeois 2” ou
un “Liesbeth Homans 1” en 2019, voire un épisode 3… Avec, pour clé de voute, un
axe CD&V-N-VA fort, quasi un nouveau cartel.
Ce qui était inimaginable il y a deux ans à peine est
arrivé: Bart De Wever a donc exporté son “modèle anversois” (alliance N-VA, CD&V, Open VLD) à la fois au
gouvernement flamand et bientôt au gouvernement fédéral.
En bon joueur d’échecs, il jouera assurément la partie très
calmement, avec une infinie patience.
On fera mousser la réforme fiscale (avec une nouvelle DLU pour la
compenser budgétairement et la
faire passer à l’Europe). On maintiendra l’indexation mais, allez, le “panier
de l’index” sera à coup sûr secoué, encore plus que par le passé. Et pour ce
qui est des allocations de chômage, garanties par le MR, faites confiance à la
technique rodée de com’ de Bart De Wever. On stigmatisera spectaculairement
quelques cas extrèmes et marginaux, assurément scandaleux mais très isolés. Ca
fera l’affaire pour faire passer malgré tout de nouvelles mesures restrictives,
ou préparer l’étape suivante.
“La politique est un savant mélange de raison et
d’émotions, dit volontiers De Wever.
Pour avoir le soutien de l’opinion publique, on joue sur les émotions davantage
que sur la raison”.
Et, surtout, la N-VA va devenir “étatiste”. Souple dans les négociations, elle exigera son dû en
nominations dans tous les rouages de l’Etat. Déjà présente dans les provinces (Jan
Briers est gouverneur N-VA de Flandre Occidentale), à la Cour Constitutionnelle
(Riet Leysen y siège comme juge), elle se retrouvera bientôt à la Banque Nationale, dans nos
Ambassades; et, Pacte Culturel aidant, plus forte encore dans nombre
d’importants lieux de pouvoir.
En Flandre d’abord, l’administration sera naturellement, au
fil du temps, de plus en plus jaune et noire… Sans compter l’opportunisme
hautement classique de nombre d’ambitieux qui, pour gagner des galons
suplémentaires dans la Fonction Publique fédérale, se rallieront au parti porteur.
A nous les petits rouages.
Après les commandes économiques, le contrôle politique
Non, la N-VA de Bart De Wever, arrivée au pouvoir fédéral,
ne va pas du tout, du tout se précipiter pour pousser à l’autonomie de la
Flandre.
Fort de sa nouvelle position dominante, sa communication a
largué le style : “ C’est maintenant ou jamais”. La N-VA a compris que la “force
du changement” ne s’exerce pas d’un coup de
lampe d’Aladdin. La réflexion porte désormais plutôt sur une interrogation: “Comment?”.
Et la réponse est, pour l’heure, assez simple: avec le duo parfait N-VA-CD&V,
c’est un peu toute la puissance de l’ogre CVP d’antan qui est de retour. Et qui
a faim.
Grâce au duo, la stratégie sera de ronger la Belgique de
l’intérieur, de la dominer, de la conformer à sa vision “à
l’allemande”. Jusqu’au moment -c’est le
plan avoué de De Wever) ou des francophones, insupportés, excédés, floués, deviendront à leur tour demandeurs de confédéralisme.
Le Trends Top de 2013
avait déjà récemment révélé que la Flandre, dans les entreprises privées, était
lourdement surreprésentée à tous les postes stratégiques, par rapport au poids
démographique de la Flandre.
Accrochez-vous: celle-ci décroche 79% des postes de DRH
(Relation humaines), 70,1% des Directeurs financiers, 66,1% des CEO, 70,9% des
Directeurs Marketing, 73,7% des Directeurs Commerciaux, 68% des Responsables
Achats des entreprises comptant au moins cent employés.
C’est une évidence: l’économie belge était déjà teintée en jaune
et noir.
On peut, certes, discuter à perte de vue sur la notion de
savoir à partir de quel chiffre une Communauté est insuffisamment représentée
au fédéral.
Le récent sondage RTL-TVI/Ivox a montré un tout cas une
photographie assez claire d’une certaine inquiétude des francophones:
-Si 44,9% des francophones estimaient "une bonne chose
que le PS ne soit plus présent au fédéral" (39,9% pas d'accord), 53,7% des
francophones estimaient qu'une coalition CD&V-N-VA-OVLD-MR "fragilise
l'Etat belge".
-Un seul parti francophone au fédéral était jugé
"plutôt" (32,5%) ou "très négatif" (38,9%) par 71,4% des
francophones !
-Un "gouvernement fédéral composé d'une minorité
francophone est envisageable" pour (seulement) 32,8% des FR (53,6% pas
d'accord)
-72,6% des francophones jugent qu'une coalition
CD&V-N-VA-OVLD-MR est "une bonne chose pour… les Flamands" et
59,4% pensent que ce n'est pas une "bonne chose pour la Belgique"
-23% des francophones seulement jugent qu'une coalition
CD&V-N-VA-OVLD-MR est une "bonne chose pour les francophones"
(62,6% pas d'accord)
-Moins d'un tiers des francophones (31,9%) estime que le MR
comme seul parti francophone "n'est pas un problème" (ce l'est pour
59,7%)
Cette fois, avec une représentation francophone
incontestablement si basse qu’elle en est historiquement inédite (20 sièges FR
contre 71 NL), le vrai problème est la conjonction de l’économique et du
politique.
“Les flamands ont une volonté de prise en main des
commandes socio-économiques et politiques de la Belgique considérée comme le
réceptacle et l’agent d’une marginalisation de la Flandre pendant de nombreuses
années. C’est un mouvement collectif marqué idéologiquement et soiildaire,
c’est un rouleau compresseur” disait il y a
peu Michel Dumoulin, professeur d’histoire contemporaine à l’UCL.
L’arme du
nationalisme selon De Wever:
d’abord du concret.
Pour comprendre ce que sous-entend la nouvelle stratégie de
Bart De Wever, il faut surtout savoir que De Wever a été fort marqué, inspiré
par la pensée de Miroslav Hroch, ce peu connu mais important historien tchèque,
grand théoricien des nationalismes. Ce
qui postule, selon cet universitaire praguois, une combinaison de plusieurs
types de relations (économique, politique, linguistique, culturelle,
religieuse, géographique, historique), et leur influence sur la conscience
collective. Dans sa phase finale, le processus d’installation du nationalisme
passe par les institutions d’Etat. On y est.
Bart De Wever l’a dit plus clairement encore, un jour, dans
un face-à-face avec David Van Reybrouck (l’auteur de “Congo” et inspirateur du “G1000” citoyen):
-“Pour réussir, l’idée nationaliste n’est pas juste à
voir comme un objectif, juste un but idéaliste…” Sous-entendu, pour que
l’idée nationaliste fonctionne, qu’elle ait du succès auprès des gens, cela
doit se traduire par des faits: moins d’impôts, une immigration mieux
contrôlée, etc… La Nation est, dans cette optique, le moyen de “résoudre
les problèmes”.
C’est pour ça que la N-VA s’est montrée, ces temps-ci, si
conciliante pour arriver au pouvoir fédéral. Parce qu’avec des outils de
pouvoir en main, elle va pouvoir agir en pratique pour les flamands= leur
offrir des réductions d’impôts, des mesures à la Merkel qui feront plaisir au “peuple flamand” et imposeront un peu plus l’idée nationaliste comme
séduisante. La recette de Miroslav Hroch.
“C’est notre appeal”,
concluait à l’époque De Wever. “Si vous pouvez construire ça, c’est
bingo”. De fait. Tilt.
Michel HENRION.
(1) Lien internet:
http://www.vier.be/dekruitfabriek/videos/first-we-take-manhattan-then-we-take-berlin/14791