Raser gratis ? Cette expression viendrait d'un barbier qui avait placé jadis une pancarte proclamant ladite formule…Mais notre artisan, tout aussi fûté que près de ses sous, l'y laissait tous les jours. Par conséquent, le naïf qui, le lendemain du jour où il avait vu la pancarte pub, venait se faire raser ou couper les cheveux et qui s'étonnait de devoir quand même payer, s'entendait répondre : "Oui, mais il y a écrit que c'est demain que c'est gratuit !". Aujourd’hui encore, notamment en politique, les promesses des personnalités en vue n'engagent que ceux qui les écoutent sans faire appel à leur libre-examen…Ce n’est pas le cas ici. Où on s'efforce plutôt de manier le mot à couper la langue de bois .

mardi 26 août 2014

Soudée au CD&V, la N-VA entend désormais ronger la Belgique de l’intérieur. Et elle a faim. (MBelgique du 8/08/2014)



C’était  le 12 octobre 2012, juste avant les dernières élections communales. La petite  phrase aux allures de rodomontade avait été lâchée par Bart De Wever sur le plateau télé de la chaîne flamande Vier (1):
“D’abord, nous prendrons Manhattan. Ensuite, nous prendrons Berlin”.
Deux jours plus tard, Bart De Wever décrochait 37,68 % des voix à Anvers, ville-symbole s’il en est; et en janvier 2013 il s’installait dans le fauteuil de bourgmestre.
Manhattan-Anvers était tombé.
Aujourd’hui, moins de deux ans après la prédiction-métaphore, Berlin est conquis. Bart De Wever , “le leader de la révolte” comme il s’auto-proclamait, s’est emparé de la Flandre (Geert Bourgeois en est désormais le Premier Ministre N-VA) et est en passe d’installer ses ministres nationalistes rue de la Loi.
La conquête du pouvoir par  le “modèle N-VA” est chose acquise.
Mieux: Bart De Wever peut se targuer d’avoir chassé les socialistes à Anvers, au niveau flamand et jusqu’au fédéral.
Car il n’y a pas de grand doute sur l’accouchement de la #suédoise-#kamikaze: oh, certes, les négociations de la formation fédérale piétineront parfois, seront assurément parfois tendues (l’aile démocrate-chrétienne du CD&V exigera à coup sûr, pour prix de son aval, une solution créative pour dédommager les 800.000 coopérateurs d’Arco-Dexia) mais l’allant de d’aucuns à mettre en place cette coalition de centre-droit passera outre aux obstacles.
Un peu le même climat  que lorsque Guy Verhofstadt, l’été 1999,  fut en position de renvoyer l’Etat-CVP, la famille social-chrétienne dans l’opposition.

De Wever, gagnant à tous les coups

Il faut toujours prêter attention, non seulement aux petites phrases, mais aussi aux gestes apparemment anodins de Bart De Wever. Lorsque celui-ci, en 2010, rencontre Elio Di Rupo et que ce dernier lui demande de vulgariser son nationalisme, il ne lui conseille pas de visionner n’importe quel DVD: mais le biopic de Neil Jordan retraçant le combat de Michael Collins, l'artisan de l’indépendance de l’Irlande, un remarquable organisateur et stratège, tiens, tiens…
Bart De Wever ne s’en cache que peu: il entend laisser une trace, une marque forte dans l’histoire du nationalisme flamand. Vu de Flandre (on répète: vu de Flandre) le président de la N-VA est en train de réussir ce dont nombre de flamands, de ses soutiens conservateurs rêvaient mais qu’ils croyaient impossible: gouverner sans Vande Lanotte, sans Crombez, sans Tobback, sans Di Rupo, sans écolos, bref sans parti de gauche au pouvoir. Pour ceux là, De Wever vire figure historique: presque oubliés Wilfried Martens ou Jean-Luc Dehaene.
Bart De Wever est, mine de rien, en passe de s’adjuger les galons, les lauriers d’homme politique flamand le plus influent de l’histoire de la Flandre.
Car Kris Peeters ne sera somme toute qu’un Premier Ministre CD&V de décor en trompe l’oeil, largement soumis à la force motrice de Bart De Wever et des hommes-liges que celui-ci choisira d’envoyer au Conseil des Ministres du 16 rue de la Loi.
Et si les sociaux-chrétiens flamands ont du souci à se faire pour leur avenir (la géographie électorale flamande est largement teintée du jaune dominant N-VA), les cartomanciens politiques estiment que les cartes de Bart, et ce quoi qu’il advienne, lui sont plutôt favorables.

Deux cas de figure:
1)    Soit la “coalition suédoise” vire “kamikaze”, voire “Hara-Kiri”.
Conséquence: aux yeux des flamands, il aura été démontré qu’un gouvernement de centre-droit n’est donc pas possible dans le cadre belge actuel. Pour De Wever, ce sera la validation par les faits de sa fameuse thèse (il la défend depuis sa jeunesse universitaire) des “deux démocraties” et de la nécessité d’instaurer le confédéralisme.
Et comme la priorité absolue actuelle de Bart De Wever est clairement de rapprocher, de carrément souder les relations N-VA, CD&V et OpenVLD, ces deux derniers partis ne pourront que suivre De Wever dans cette optique.
Et, du côté francophone, il restera l’image d’une  “Belgique délégitimée”, puisqu’elle aura donné naissance à un gouvernement jugé par trop déséquilibré…
2) Soit la “suédoise”, sans être une promenade de santé, tient la route jusqu’en 2019. Elle réussit à transormer son évidente fragilité en atout: on s’y serre plutôt les coudes politiquement.
Dans ce cas, bonus toujours pour De Wever: il aura démontré qu’il ne fallait pas avoir si peur que ça de la N-VA,  qu’elle peut se montrer gestionnaire, qu’elle ne menace pas la Belgique ni même le Palais (ou, soit dit en passant, la “suédoise” a trouvé quelque sympathie).
Qui sait même? Tout comme pour la rigide Maggie De Block- devenue au fil du temps à ce point populaire chez les francophones que certains, peu avertis des rapports de force entre partis, en arrivent à la souhaiter comme Premier Ministre- peut-être se trouvera-t-il aussi un jour des wallons pour apprécier la rigueur sauce De Wever…

Gouvernement Bourgeois: plus qu’une coalition, un projet de société.

Rappel de base: Bart De Wever, c’est tout sauf le nationalisme flamand romantique à l’ancienne, drapeau rugissant au vent et tout le toutim folklo.
C’est pour ça qu’il faut bien photographier que le nouveau Gouvernement flamand du N-VA Geert Bourgeois est bien plus qu’une coalition. C’est la matérialisation d’une vision de société, d’un projet de “Bavière flamande” conservatrice, patriote pour sa Région, avec une politique économique libérale… Et les trois partis prenants (N-VA, CD&V, Open VLD) s’y voient presque pour une éternité. Il ne faut jamais présager de rien mais tout le climat politique au Nord laisse présager un “Bourgeois 2” ou un “Liesbeth Homans 1” en 2019, voire un épisode 3… Avec, pour clé de voute, un axe CD&V-N-VA fort, quasi un nouveau cartel.


Ce qui était inimaginable il y a deux ans à peine est arrivé: Bart De Wever a donc exporté son “modèle anversois” (alliance N-VA, CD&V, Open VLD) à la fois au gouvernement flamand et bientôt au gouvernement fédéral.
En bon joueur d’échecs, il jouera assurément la partie très calmement, avec une infinie patience.  On fera mousser la réforme fiscale (avec une nouvelle DLU pour la compenser budgétairement et  la faire passer à l’Europe). On maintiendra l’indexation mais, allez, le “panier de l’index” sera à coup sûr secoué, encore plus que par le passé. Et pour ce qui est des allocations de chômage, garanties par le MR, faites confiance à la technique rodée de com’ de Bart De Wever. On stigmatisera spectaculairement quelques cas extrèmes et marginaux, assurément scandaleux mais très isolés. Ca fera l’affaire pour faire passer malgré tout de nouvelles mesures restrictives, ou préparer l’étape suivante.
“La politique est un savant mélange de raison et d’émotions, dit volontiers De Wever. Pour avoir le soutien de l’opinion publique, on joue sur les émotions davantage que sur la raison”.
Et, surtout, la N-VA va devenir “étatiste”. Souple dans les négociations, elle exigera son dû en nominations dans tous les rouages de l’Etat. Déjà présente dans les provinces (Jan Briers est gouverneur N-VA de Flandre Occidentale), à la Cour Constitutionnelle (Riet Leysen y siège comme juge), elle se retrouvera bientôt à  la Banque Nationale, dans nos Ambassades; et, Pacte Culturel aidant, plus forte encore dans nombre d’importants lieux de pouvoir.
En Flandre d’abord, l’administration sera naturellement, au fil du temps, de plus en plus jaune et noire… Sans compter l’opportunisme hautement classique de nombre d’ambitieux qui, pour gagner des galons suplémentaires dans la Fonction Publique fédérale, se rallieront au parti porteur. A nous les petits rouages.

Après les commandes économiques,  le contrôle politique

Non, la N-VA de Bart De Wever, arrivée au pouvoir fédéral, ne va pas du tout, du tout se précipiter pour pousser à l’autonomie de la Flandre.
Fort de sa nouvelle position dominante, sa communication a largué le style : “ C’est maintenant ou jamais”.  La N-VA a compris que la “force du changement” ne s’exerce pas d’un coup de lampe d’Aladdin. La réflexion porte désormais plutôt sur une interrogation: “Comment?”.
Et la réponse est, pour l’heure, assez simple:  avec le duo parfait N-VA-CD&V, c’est un peu toute la puissance de l’ogre CVP d’antan qui est de retour. Et qui a faim.
Grâce au duo, la stratégie sera de ronger la Belgique de l’intérieur, de la dominer,  de la conformer à sa vision “à l’allemande”. Jusqu’au moment -c’est le plan avoué de De Wever) ou des francophones, insupportés, excédés, floués,  deviendront à leur tour demandeurs de confédéralisme.
Le Trends Top de 2013 avait déjà récemment révélé que la Flandre, dans les entreprises privées, était lourdement surreprésentée à tous les postes stratégiques, par rapport au poids démographique de la Flandre.
Accrochez-vous: celle-ci décroche 79% des postes de DRH (Relation humaines), 70,1% des Directeurs financiers, 66,1% des CEO, 70,9% des Directeurs Marketing, 73,7% des Directeurs Commerciaux, 68% des Responsables Achats des entreprises comptant au moins cent employés.
C’est une évidence: l’économie belge était déjà teintée en jaune et noir.
On peut, certes, discuter à perte de vue sur la notion de savoir à partir de quel chiffre une Communauté est insuffisamment représentée au fédéral. 
Le récent sondage RTL-TVI/Ivox a montré un tout cas une photographie assez claire d’une certaine inquiétude des francophones:
-Si 44,9% des francophones estimaient "une bonne chose que le PS ne soit plus présent au fédéral" (39,9% pas d'accord), 53,7% des francophones estimaient qu'une coalition CD&V-N-VA-OVLD-MR "fragilise l'Etat belge".
-Un seul parti francophone au fédéral était jugé "plutôt" (32,5%) ou "très négatif" (38,9%) par 71,4% des francophones !
-Un "gouvernement fédéral composé d'une minorité francophone est envisageable" pour (seulement) 32,8% des FR (53,6% pas d'accord)
-72,6% des francophones jugent qu'une coalition CD&V-N-VA-OVLD-MR est "une bonne chose pour… les Flamands" et 59,4% pensent que ce n'est pas une "bonne chose pour la Belgique"
-23% des francophones seulement jugent qu'une coalition CD&V-N-VA-OVLD-MR est une "bonne chose pour les francophones" (62,6% pas d'accord)
-Moins d'un tiers des francophones (31,9%) estime que le MR comme seul parti francophone "n'est pas un problème" (ce l'est pour 59,7%)

Cette fois, avec une représentation francophone incontestablement si basse qu’elle en est historiquement inédite (20 sièges FR contre 71 NL), le vrai problème est la conjonction de l’économique et du politique. 
“Les flamands ont une volonté de prise en main des commandes socio-économiques et politiques de la Belgique considérée comme le réceptacle et l’agent d’une marginalisation de la Flandre pendant de nombreuses années. C’est un mouvement collectif marqué idéologiquement et soiildaire, c’est un rouleau compresseur” disait il y a peu Michel Dumoulin, professeur d’histoire contemporaine à l’UCL.


L’arme  du nationalisme selon De Wever:  d’abord du concret.

Pour comprendre ce que sous-entend la nouvelle stratégie de Bart De Wever, il faut surtout savoir que De Wever a été fort marqué, inspiré par la pensée de Miroslav Hroch, ce peu connu mais important historien tchèque, grand théoricien des nationalismes. Ce qui postule, selon cet universitaire praguois, une combinaison de plusieurs types de relations (économique, politique, linguistique, culturelle, religieuse, géographique, historique), et leur influence sur la conscience collective. Dans sa phase finale, le processus d’installation du nationalisme passe par les institutions d’Etat. On y est.
Bart De Wever l’a dit plus clairement encore, un jour, dans un face-à-face avec David Van Reybrouck (l’auteur de “Congo” et inspirateur du “G1000” citoyen):
-“Pour réussir, l’idée nationaliste n’est pas juste à voir comme un objectif, juste un but idéaliste…”  Sous-entendu, pour que l’idée nationaliste fonctionne, qu’elle ait du succès auprès des gens, cela doit se traduire par des faits: moins d’impôts, une immigration mieux contrôlée, etc… La Nation est, dans cette optique, le moyen de “résoudre les problèmes”.
C’est pour ça que la N-VA s’est montrée, ces temps-ci, si conciliante pour arriver au pouvoir fédéral. Parce qu’avec des outils de pouvoir en main, elle va pouvoir agir en pratique pour les flamands= leur offrir des réductions d’impôts, des mesures à la Merkel qui feront plaisir au “peuple flamand” et imposeront un peu plus l’idée nationaliste comme séduisante. La recette de Miroslav Hroch. 
“C’est notre appeal”, concluait à l’époque De Wever. “Si vous pouvez construire ça, c’est bingo”. De fait. Tilt.

Michel HENRION.



(1) Lien internet:  http://www.vier.be/dekruitfabriek/videos/first-we-take-manhattan-then-we-take-berlin/14791