Damien Erndst (ULg) |
On savait déjà que le courage, qui fait la beauté de la
politique, n’est pas forcément une vertu très répandue.
On vient d’en avoir une jolie démonstration avec ce qui
sera, à coup sûr, le
sujet populaire majeur de l’hiver à venir: à savoir, le
#blackout, les délestages (entendez les coupures de courant de plusieurs
heures, 240 minutes en théorie). Qui, n’ayez nul doute, se produiront. Un peu
de noir total si l’hiver est clément. Peut-être tous les soirs si une météo
farceuse s’amusait soudain à jouer Sibérie plusieurs jours d’affilée.
L’homme politique n’aime guère les vérités qui ne sont pas
bonnes à dire. Il préfère un chouia les maquiller, les travestir, les
contourner: c’est moins dangereux. Bien évidemment que le tout premier
#blackout de cet hiver sera très médiapolitique: les JT en feront des “éditions
spéciales” (du moins pour ceux qui ne seront pas “délestés”) les médias en feront des tonnes d’apocalypse (la
personne âgée sympa bloquée inopinément dans l’ascenseur, les zones GSM en
panne, le commerçant sans chiffre d’affaires…) Et l’opinion publique, étonnée,
stupéfaite, en colère, voire amusée, se tournera vers ses élus. Avec une seule
question: “Comment diable est-ce possible, on-n’est-pas-au-Népal,
hein ? “
Or, l’élection au suffrage universel ne vaut évidemment pas
diplôme de compétence omnisciente, surtout lorsqu’il s’agit de sujets hautement
techniques.
Le plus bel exemple étant l’approvisionnement en énergie de
ce pays. Elle est bien lointaine l’époque où les cabinets
ministériels faisaient encore appel à des ingénieurs. On leur préfère les
juristes, les diplômés de Solvay et autres usines à managers. Les jeunes aux
dents longues qui sont les rouages de l’“Etat Social actif”. Ce concept qui a remplacé l’”Etat
Providence” de l’après seconde guerre
mondiale et qui considère que l’économique doit prendre le dessus sur le
politique; qui veut, entre autres dégâts, qu’on “active” sans cesse les sans-emplois parfois jusqu’à
l’absurde…
Pour ce qui est de la technique, les gouvernants préfèrent
depuis lurette s’appuyer sur des sociétés, des organismes qui sont presque des
administrations parallèles. Elles sont flopée: Fluxys, Electrabel, Agence de
Sécurité Nucléaire, Creg ou, vedette des jours derniers, l’opérateur Elia.
Celui-ci, au statut de monopole légal (si, ça existe) , est le gestionnaire du réseau de transport
d’électricité à haute tension de 30.000 à 380.000 volts.
Une institution
auquel le monde politique a pris l’habitude de faire une confiance quasi
aveugle, y compris lorsqu’il s’agit d’actualiser un plan de délestage illico avalé, ingurgité, repris sans souci et sans
réserve par les ministres responsables.
Car c’est tout le monde obscur de tous ces experts, de “tous
ceux qui savent”; qui sont censés
maîtriser. Et que le politique- lorsqu’il ne pollue pas les dossiers d’idées incongrues puisées au hasard - ne
se hasarde quasi jamais à confronter, tant certains dossiers sont horriblement
complexes.
Pour Elia, il
n’y avait pas de doute: son plan de délestage (frappant deux fois plus la
Wallonie que la Flandre) n’avait pas d’autre destin que d’être avalisé sans
sourciller.
C’est ici que l’histoire devient médiapolitiquement
intéressante.
L’enfant qui rêvait d’être Prix Nobel
Car c’est alors que, agitant l’étendard de la “liberté
académique” -ce truc que d’aucuns jugent
ringard- un expert indigné jusqu’ici anonyme pour le monde médiatico-politique,
part crânement tout seul au combat.
Oh, dans son secteur très spécialisé (les réseaux
électriques) ce professeur à l’Université de Liège est une sommité. C’est tout
simple: d’origine modeste, le petit Damien Ernst (38) ne rêvait, écolier, de
rien de moins que du Prix Nobel de Physique. Si.
L’ascenseur social, ça démarre surtout en appuyant sur le
bouton de la volonté: le liégeois circulera entre Zurich, Pittsburgh, le
prestigieux MIT, l’école des ingénieurs de l’EDF et, comme tout le monde, par
le FNRS.
L’électricité, l’énergie, c’est sa passion. Dévorante. Avec
le regard du doute et d’une pensée libre, mobile, accessoirement apolitique.
(de quoi décourager les férus de complots)
Ce qu’il pense aujourd’hui de l’avenir énergétique de la
Belgique est loin de ce qu’il imaginait il y a dix ans. Il sait désormais que le nucléaire va
devenir hors de prix. Il croit au renouvelable, bien moins cher. Mais il ne perd pas de vue que le
climat belge est un handicap: peu de vent, soleil faiblard, on n’est pas en
Grèce. (ou Elia a curieusement racheté le réseau de transmission) Et il
photographie bien l’explosion du coût des réseaux de distribution et de
transport dans un monde de l’électricité où les microgrilles (entendez des moyens de production décentralisés)
vont se développer, avec des conséquences futures multiples.
Et il sait surtout pertinemment, pour y consacrer sa vie,
que les politiques n’ont pas vraiment la capacité d’analyser eux-mêmes tous ces
enjeux complexes.
Derrière la polémique, l’enjeu des investissements
wallons
Alors, lorsqu’il voit que le gouvernement sortant cautionne
sans sourciller –aie confiance- le plan de délestage d’Elia, l’homme vérifie en
solitaire et s’indigne. Là ou nombre d’ingénieurs qui devinent la même inéquité
hésitent (les ingénieurs d’Elia, bien au courant de ce qui nous attend,
s’achètent un petit groupe électrogène mais s’arrêtent là: le C4 pend forcément
au dessus de tout qui se risquerait à piper mot) le petit prof d’Univ, y va.
Frappe fort. Par devoir quasi civique. Il balance sa vérité, son pavé dans la
mare , toujours au nom de cette liberté académique qui ne doit rien craindre. C’est l’éternel combat
-de plus en plus malaisé en ces temps de lobbies omniprésents- du petit David
qui, soudain, déstabilise Goliath. C’est l’interview à Xavier Counasse, le
journaliste spécialisé du Soir;
c’est la bombe qui secoue et fera douter le monde politique wallon.
Car il y a dans tout cela un argument fort: si la Wallonie
se retrouve deux fois plus privée de courant que la Flandre, cela veut dire
aussi qu’elle en paiera doublement le prix économique. Et comment le Sud du
pays pourra-t-il encore attirer des investisseurs étrangers si ceux-ci n’ont
pas la garantie de disposer d’une électricité stable?
Mais, depuis Antigone et Shakespeare, personne n'aime le
messager porteur de mauvaises nouvelles.
Et une institution comme Elia (dont le CEO siège au Bureau
du VOKA, les “patrons” de Bart De Wever
selon son propre aveu) n’aime pas être ainsi confrontée.
Elia y va donc au culot. Sa porte-parole est priée de se
réfugier derrière des explications techniques vaseuses: brouillard
pataphysique.
Elia joue de sa force institutionnelle: “mais non, tout
est légal et, mettez-vous ça bien dans la tête, on se sait rien y changer.” Emballé, c’est pesé et décidé. Et de convaincre les
responsables politiques qui s’alignent dans un premier temps: comment diable ne
ferait-on pas confiance à Elia?
L’attitude erratique d’Elia
Jusqu’au moment ou tout s’écroule. C’est pire: Damien Ernst poursuit ses recherches et
découvre, comme d’autres, que tout est bel et bien carrément illégal. Qu’Elia
avait décidé d’ignorer, du haut de sa superbe, un arrêtéé royal de 2005 très
précis quant à l’équité à respecter entre zones et régions. Bref, la toute
nouvelle ministre compétente, la CDH Catherine Fonck, découvre tout à la fois
qu’Elia l’a entubée et que les vrais chiffres (en mégawatts) sont un “déséquilibre
inacceptable”. Au risque de paraître
légère, elle impose à Elia de corriger son plan. Ce qui se fait en deux coups
de cuillère à pot là ou le monopole prétendait qu’il faudrait, ouhlala, des
mois. Mais Elia, furax, enragée, décide de s’en prendre à
l’empêcheur de tourner-tricher en rond, le petit prof Damien Ernst. Et d’oser
affirmer, culottée, “que si un Etat en arrive à établir une règlementation,
eh ben, c’est de sa propre responsabilité de l’établir.” Sous-entendu: le gouvernement devrait se doter de
son propre Elia en interne pour ne plus déranger le monopole Elia. Surréaliste
de dédain, alors que c’est évidemment à Elia de rendre des comptes. Car si le
petit prof’ discret Damien Ernst n’avait pas soulevé ce lièvre, la Wallonie
aurait évidemment été gravement préjudiciée, surtout économiquement.
La saga n’est pas finie. D’une part, la Flandre n’apprécie
guère le retournement d’une situation qui lui était si favorable. D’autre part,
Elia, qui a trop traîné, ne peut –comme l’a repéré l’Ecolo Jean-Marc Nollet-
que difficilement alléger le sort des zones rurales et des agriculteurs en
reportant une partie des coupures –comme la loi l’a prévu-vers des zones plus
urbaines.
Les politiques, kif comme dans les jeux télé
Soyons clairs: la Belgique a un grrrros problème. Le
blackout récurrent nous pend au nez car l’ approvisionnement électrique de la
Belgique s’annonce à tout le moins délicat et limite pour deux à trois hivers
successifs, à tout le moins jusqu’en 2017.
Même si les politiques continuent à vendre de rassurantes
explications alambiquées, sinon des contre-vérités. Car dans la vie publique,
mentir n’est n’est pas vraiment considéré comme répréhensible…
“Je suis sûr qu’on peut tabler sur la solidarité des
citoyens” (pour couper éclairage,
électroménager, télé, ordinateurs”) s’exclamait l’autre jour en substance avec
enthousiasme une parlementaire bruxelloise PS.
“C’est une blague,
lui a vertement rétorqué Damien Ernst: Elia devra décider 24 heures à
l’avance s’il coupe ou non le courant: et les efforts aléatoires des gens, il
sera tout à fait incapable de les gérer en mégawatts”.
En fait, les politiques, plutôt effrayés par ce qui peut se
passer cet hiver, ont généralement tendance à se défausser de toute
responsabilité. “Ah, mais nous n’étions pas au gouvernement” ou “Ce n’est pas nous qui avons décidé
cela, notre parti n’avait pas ce portefeuille ministériel, hein?”.
Un peu la même technique que les candidats des jeux télé
qui, lorsqu’ils calent devant une question, s’exclament: “Ah, mais je
n’étais pas né!”.
Comme si ça les excusait de ne pas connaître Louis XIV ou le
Parthénon.
Fichtre, que ça fait donc du bien d’entendre un homme juste
inspiré par sa liberté académique, non inféodé, soutenu par son Université et
qui vit sans crainte de perdre d’éventuels intérêts dépendant d’un lobby
quelconque.
Comme quoi il suffit parfois d’un seul citoyen pour changer
le monde. Parce que s’il n’avait pas alerté les politiques wallons, ceux-ci n’y
auraient vu que du feu.
Il ne le sait sans doute pas encore, mais le petit
professeur liégeois est déjà devenu, mine de rien, sans l’avoir voulu, un
inévitable acteur médiapolitique.
Michel HENRION.