Raser gratis ? Cette expression viendrait d'un barbier qui avait placé jadis une pancarte proclamant ladite formule…Mais notre artisan, tout aussi fûté que près de ses sous, l'y laissait tous les jours. Par conséquent, le naïf qui, le lendemain du jour où il avait vu la pancarte pub, venait se faire raser ou couper les cheveux et qui s'étonnait de devoir quand même payer, s'entendait répondre : "Oui, mais il y a écrit que c'est demain que c'est gratuit !". Aujourd’hui encore, notamment en politique, les promesses des personnalités en vue n'engagent que ceux qui les écoutent sans faire appel à leur libre-examen…Ce n’est pas le cas ici. Où on s'efforce plutôt de manier le mot à couper la langue de bois .

dimanche 28 septembre 2014

David contre Goliath, version électrique: comment, avec pour seule arme sa “liberté académique”, un petit prof a évité une cata à la Wallonie… (MBelgique 19/09/14)

 

Damien Erndst (ULg)
On savait déjà que le courage, qui fait la beauté de la politique, n’est pas forcément une vertu très répandue.
On vient d’en avoir une jolie démonstration avec ce qui sera, à coup sûr, le

sujet populaire majeur de l’hiver à venir: à savoir, le #blackout, les délestages (entendez les coupures de courant de plusieurs heures, 240 minutes en théorie). Qui, n’ayez nul doute, se produiront. Un peu de noir total si l’hiver est clément. Peut-être tous les soirs si une météo farceuse s’amusait soudain à jouer Sibérie plusieurs jours d’affilée.

L’homme politique n’aime guère les vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Il préfère un chouia les maquiller, les travestir, les contourner: c’est moins dangereux. Bien évidemment que le tout premier #blackout de cet hiver sera très médiapolitique: les JT en feront des “éditions spéciales” (du moins pour ceux qui ne seront pas “délestés”) les médias en feront des tonnes d’apocalypse (la personne âgée sympa bloquée inopinément dans l’ascenseur, les zones GSM en panne, le commerçant sans chiffre d’affaires…) Et l’opinion publique, étonnée, stupéfaite, en colère, voire amusée, se tournera vers ses élus. Avec une seule question: “Comment diable est-ce possible, on-n’est-pas-au-Népal, hein ? “

Or, l’élection au suffrage universel ne vaut évidemment pas diplôme de compétence omnisciente, surtout lorsqu’il s’agit de sujets hautement techniques.

Le plus bel exemple étant l’approvisionnement en énergie de ce pays. Elle est bien lointaine l’époque où les cabinets ministériels faisaient encore appel à des ingénieurs. On leur préfère les juristes, les diplômés de Solvay et autres usines à managers. Les jeunes aux dents longues qui sont les rouages de l’“Etat Social actif”. Ce concept qui a remplacé l’”Etat Providence” de l’après seconde guerre mondiale et qui considère que l’économique doit prendre le dessus sur le politique; qui veut, entre autres dégâts, qu’on “active” sans cesse les sans-emplois parfois jusqu’à l’absurde…

Pour ce qui est de la technique, les gouvernants préfèrent depuis lurette s’appuyer sur des sociétés, des organismes qui sont presque des administrations parallèles. Elles sont flopée: Fluxys, Electrabel, Agence de Sécurité Nucléaire, Creg ou, vedette des jours derniers, l’opérateur Elia. Celui-ci, au statut de monopole légal (si, ça existe) , est  le gestionnaire du réseau de transport d’électricité à haute tension de 30.000 à  380.000 volts.

Une institution auquel le monde politique a pris l’habitude de faire une confiance quasi aveugle, y compris lorsqu’il s’agit d’actualiser un plan de délestage illico avalé, ingurgité, repris sans souci et sans réserve par les ministres responsables.

Car c’est tout le monde obscur de tous ces experts, de “tous ceux qui savent”; qui sont censés maîtriser. Et que le politique- lorsqu’il ne pollue  pas les dossiers d’idées incongrues puisées au hasard - ne se hasarde quasi jamais à confronter, tant certains dossiers sont horriblement complexes.

Pour Elia,  il n’y avait pas de doute: son plan de délestage (frappant deux fois plus la Wallonie que la Flandre) n’avait pas d’autre destin que d’être avalisé sans sourciller.

C’est ici que l’histoire devient médiapolitiquement intéressante.

L’enfant qui rêvait d’être Prix Nobel

Car c’est alors que, agitant l’étendard de la “liberté académique” -ce truc que d’aucuns jugent ringard- un expert indigné jusqu’ici anonyme pour le monde médiatico-politique, part crânement tout seul au combat.

Oh, dans son secteur très spécialisé (les réseaux électriques) ce professeur à l’Université de Liège est une sommité. C’est tout simple: d’origine modeste, le petit Damien Ernst (38) ne rêvait, écolier, de rien de moins que du Prix Nobel de Physique. Si.

L’ascenseur social, ça démarre surtout en appuyant sur le bouton de la volonté: le liégeois circulera entre Zurich, Pittsburgh, le prestigieux MIT, l’école des ingénieurs de l’EDF et, comme tout le monde, par le FNRS.

L’électricité, l’énergie, c’est sa passion. Dévorante. Avec le regard du doute et d’une pensée libre, mobile, accessoirement apolitique. (de quoi décourager les férus de complots)

Ce qu’il pense aujourd’hui de l’avenir énergétique de la Belgique est loin de ce qu’il imaginait il y a dix ans.  Il sait désormais que le nucléaire va devenir hors de prix. Il croit au renouvelable, bien moins cher.  Mais il ne perd pas de vue que le climat belge est un handicap: peu de vent, soleil faiblard, on n’est pas en Grèce. (ou Elia a curieusement racheté le réseau de transmission) Et il photographie bien l’explosion du coût des réseaux de distribution et de transport dans un monde de l’électricité où les microgrilles (entendez des moyens de production décentralisés) vont se développer, avec des conséquences futures multiples.

Et il sait surtout pertinemment, pour y consacrer sa vie, que les politiques n’ont pas vraiment la capacité d’analyser eux-mêmes tous ces enjeux complexes.

Derrière la polémique, l’enjeu des investissements wallons

Alors, lorsqu’il voit que le gouvernement sortant cautionne sans sourciller –aie confiance- le plan de délestage d’Elia, l’homme vérifie en solitaire et s’indigne. Là ou nombre d’ingénieurs qui devinent la même inéquité hésitent (les ingénieurs d’Elia, bien au courant de ce qui nous attend, s’achètent un petit groupe électrogène mais s’arrêtent là: le C4 pend forcément au dessus de tout qui se risquerait à piper mot) le petit prof d’Univ, y va. Frappe fort. Par devoir quasi civique. Il balance sa vérité, son pavé dans la mare , toujours au nom de cette liberté académique qui ne doit rien craindre. C’est l’éternel combat -de plus en plus malaisé en ces temps de lobbies omniprésents- du petit David qui, soudain, déstabilise Goliath. C’est l’interview à Xavier Counasse, le journaliste spécialisé du Soir; c’est la bombe qui secoue et fera douter le monde politique wallon.

Car il y a dans tout cela un argument fort: si la Wallonie se retrouve deux fois plus privée de courant que la Flandre, cela veut dire aussi qu’elle en paiera doublement le prix économique. Et comment le Sud du pays pourra-t-il encore attirer des investisseurs étrangers si ceux-ci n’ont pas la garantie de disposer d’une électricité stable?

Mais, depuis Antigone et Shakespeare, personne n'aime le messager porteur de mauvaises nouvelles.

Et une institution comme Elia (dont le CEO siège au Bureau du VOKA, les “patrons” de Bart De Wever selon son propre aveu) n’aime pas être ainsi confrontée.

Elia y va donc au culot. Sa porte-parole est priée de se réfugier derrière des explications techniques vaseuses: brouillard pataphysique.

Elia joue de sa force institutionnelle: “mais non, tout est légal et, mettez-vous ça bien dans la tête, on se sait rien y changer.” Emballé, c’est pesé et décidé. Et de convaincre les responsables politiques qui s’alignent dans un premier temps: comment diable ne ferait-on pas confiance à Elia?

L’attitude erratique d’Elia

Jusqu’au moment ou tout s’écroule. C’est pire:  Damien Ernst poursuit ses recherches et découvre, comme d’autres, que tout est bel et bien carrément illégal. Qu’Elia avait décidé d’ignorer, du haut de sa superbe, un arrêtéé royal de 2005 très précis quant à l’équité à respecter entre zones et régions. Bref, la toute nouvelle ministre compétente, la CDH Catherine Fonck, découvre tout à la fois qu’Elia l’a entubée et que les vrais chiffres (en mégawatts) sont un “déséquilibre inacceptable”. Au risque de paraître légère, elle impose à Elia de corriger son plan. Ce qui se fait en deux coups de cuillère à pot là ou le monopole prétendait qu’il faudrait, ouhlala, des mois. Mais Elia, furax, enragée, décide de s’en prendre à l’empêcheur de tourner-tricher en rond, le petit prof Damien Ernst. Et d’oser affirmer, culottée, “que si un Etat en arrive à établir une règlementation, eh ben, c’est de sa propre responsabilité de l’établir.” Sous-entendu: le gouvernement devrait se doter de son propre Elia en interne pour ne plus déranger le monopole Elia. Surréaliste de dédain, alors que c’est évidemment à Elia de rendre des comptes. Car si le petit prof’ discret Damien Ernst n’avait pas soulevé ce lièvre, la Wallonie aurait évidemment été gravement préjudiciée, surtout économiquement.

La saga n’est pas finie. D’une part, la Flandre n’apprécie guère le retournement d’une situation qui lui était si favorable. D’autre part, Elia, qui a trop traîné, ne peut –comme l’a repéré l’Ecolo Jean-Marc Nollet- que difficilement alléger le sort des zones rurales et des agriculteurs en reportant une partie des coupures –comme la loi l’a prévu-vers des zones plus urbaines.

Les politiques, kif comme dans les jeux télé

Soyons clairs: la Belgique a un grrrros problème. Le blackout récurrent nous pend au nez car l’ approvisionnement électrique de la Belgique s’annonce à tout le moins délicat et limite pour deux à trois hivers successifs, à tout le moins jusqu’en 2017.

Même si les politiques continuent à vendre de rassurantes explications alambiquées, sinon des contre-vérités. Car dans la vie publique, mentir n’est n’est pas vraiment considéré comme répréhensible…

“Je suis sûr qu’on peut tabler sur la solidarité des citoyens” (pour couper éclairage, électroménager, télé, ordinateurs”) s’exclamait l’autre jour en substance avec enthousiasme une parlementaire bruxelloise PS.

“C’est une blague, lui a vertement rétorqué Damien Ernst: Elia devra décider 24 heures à l’avance s’il coupe ou non le courant: et les efforts aléatoires des gens, il sera tout à fait incapable de les gérer en mégawatts”.

En fait, les politiques, plutôt effrayés par ce qui peut se passer cet hiver, ont généralement tendance à se défausser de toute responsabilité. “Ah, mais nous n’étions pas au gouvernement” ou “Ce n’est pas nous qui avons décidé cela, notre parti n’avait pas ce portefeuille ministériel, hein?”.

Un peu la même technique que les candidats des jeux télé qui, lorsqu’ils calent devant une question, s’exclament: “Ah, mais je n’étais pas né!”.

Comme si ça les excusait de ne pas connaître Louis XIV ou le Parthénon.

Fichtre, que ça fait donc du bien d’entendre un homme juste inspiré par sa liberté académique, non inféodé, soutenu par son Université et qui vit sans crainte de perdre d’éventuels intérêts dépendant d’un lobby quelconque.

Comme quoi il suffit parfois d’un seul citoyen pour changer le monde. Parce que s’il n’avait pas alerté les politiques wallons, ceux-ci n’y auraient vu que du feu.

Il ne le sait sans doute pas encore, mais le petit professeur liégeois est déjà devenu, mine de rien, sans l’avoir voulu, un inévitable acteur médiapolitique.



Michel HENRION.