La vie politique, aujourd’hui, se raconte en images et en
chiffres. Point commun: tout cela
est mis en scène avec soin par des maîtres en communication. D’où l’importance
d’apporter des clés d’analyse. Parfois bêtes comme chou.
Ainsi de la démographie: on ignore ainsi encore par trop que
la Flandre va subir de plein fouet le vieillissement de sa population,
Bruxelles et la Wallonie se retrouvant dans une situation bien plus favorable,
voire dynamique.
Marc Coucke, patron BV. |
Marc Coucke, l’emblématique patron flamand d’Omega-Pharma,
qui vient d’investir chez Mithra à Liège, n’en doute déjà guère: "Je ne
serais pas surpris, si on divisait le pays en deux, que la Wallonie prenne plus
vite des actions que la Flandre".
Notez bien ceci: la part des soixante ans et plus en Flandre
est devenue supérieure à celle de la population wallonne. En 2050, elle devrait
même dépasser le tiers de l’ensemble de la population flamande. D’ou une
logique très flamande qui s’efforce de s’imposer rue de la Loi.
C’est tout simplement parce que la Flandre vieillit que ses politiques font tout pour
prolonger l’activité des belges: retarder l’âge de la pension, casser net le
système de la prépension.
C’est parce que la Flandre n’aime pas trop l’immigration
mais qu’elle a néanmoins très peur pour sa propre croissance, qu’un Théo
Francken (N-VA) opte pour l’’immigration économique sélective”, histoire de
tout de même compenser par du sang neuf bien limité en Flandre.
Autre clé: la Flandre a un patronat- plusieurs dizaines de
milliers de PME- bien plus politisé, voire idéologue, qu’en Wallonie. On se
souvient du patron du holding Ackermans & Van Haren, sans doute le CEO le
plus influent de Belgique, qui disait ne plus vouloir vivre “dans une
société marxiste”.
Un Groupe des Dix aussi très flamand
Résultat: des
associations patronales comme le Voka, l’Unizo ou Agoria (ou le poids flamand
est lourd) en arrivent à décrocher le controversé saut d’index. En Flandre,
c’est un patronat de combat qui lobbye déjà pour décrocher une limitation des
allocations de chômage dans le temps, en commençant stratégiquement par celles des
plus jeunes.
C’est d’autant plus facile pour les politiques flamands que
leur électorat n’est, statistiquement, que le moins concerné.
C’est d’autant plus facile que la puissante aile flamande de
la CSC, proche du CD&V, est, in fine, toujours plus accommodante. Un
observateur de la vie syndicale définit ainsi Marc Leemans, le puissant boss
flamand du syndicat chrétien, par ailleurs qasi un inconnu chez les
francophones: “ Un Che Guevara dans les propos, plus vite réfugié dans les
tranchées dès qu’il y a confrontation dure avec le patronat au fameux “Groupe
des Dix” de concertation sociale”.
Un Groupe des Dix ou la représentation flamande, et c’est
tout sauf un détail, est d’ailleurs hyperdominante.
Toujours retenir ceci: dès qu’on parle, en politique belge,
de mesures concernant les plus modestes: hausses de TVA ou chômage, les
chiffres sont clairs. Ca touche toujours bien davantage la Wallonie, bien plus
pauvre.
Le Gorafi politique de Gwendolyn
Gwendolyn Rutten, la présidente de l’OpenVLD, ne manque pas d’aplomb. Comme on lui
demandait l’autre jour si un hypothétique gouvernement composé de trois partis
francophones et d’un seul parti néerlandophone serait imaginable, elle y alla
d’un hardi: “Bien sûr, puisque c’est la logique fédérale”. Euh. C’est vrai que c’est cohérent (elle disait déjà
kif pour justifier jadis le manque d’un seul siège dans la majorité flamande
qui soutenait la tripartite Di Rupo) mais toute la rue de Loi sait pertinemment
qu’une telle idée folle tient du hoax, du Gorafi politique: qu’elle est
totalement irrecevable, inconcevable, inimaginable, bref intolérable au Nord.
Ces disputes flamandes qui préservent le MR
Les disputes incessantes entre partis flamands de la
coalition, les querelles de chiffoniers, les “pesten” (harcèlements) entre le
CD&V de Kris Peeters et la N-VA, ont un double effet médiapolitique:
1) elles occupent le devant de l’actu politique et coupent,
mine de rien, le pied à l’opposition
2) Elles préservent le MR, les polémiques flamandes
détournant le regard de l’unique parti francophone du gouvernement.
A force, on en arriverait presque, dans les médias, à
oublier l’arithmétique asymétrique qui fait toute la singularité de ce
gouvernement N-VA-CD&V-OpenVLD-MR. Ou les wallons et les bruxellois ne sont
représentés que par seulement 20 députés sur les 63 francophones qui siègent à
la Chambre (à l’inverse, la coalition est fortement soutenue en Flandre: 65
députés flamands sur 87)
Aux débuts de la “Suédoise”, c’est la solitude de cette
aventure francophone du seul MR qui suscitait le plus de craintes chez les
analystes. C’était l’époque ou on feuilletonnait sur le fait que les partis
flamands se-devraient-de-souvent-voler-au-secours-du-MR. Aujourd’hui, nada,
peanuts, on s’en fiche au Nord. Parce que le MR “tient” dans les sondages et
que, paradoxalement, les fissures
les plus vulnérables du réacteur suédois ne sont pas au Sud, mais bien en
Flandre.
Avec ce malaise du CD&V devenu élément dissonnant de la
coalition, sans cesse en porte à
faux, toujours comme excédé par la N-VA. Avec aussi un Kris Peeters
méconnaissable, qui fulmine, qui croit qu’on cherche à le pousser à la
démission, qui vit mal l’autorité militante d’une N-VA à ses yeux encore peu
formée aux arcanes du pouvoir. Bref, un gouvernement sans guère de grands
marathons nocturnes, mais ou, selon des axes d’alliances très changeants (le MR
donne tantôt raison au CD&V, tantôtà la N-VA…) on rédéfinit plutôt souvent
ce qui a déjà été décidé.
C’est encore le CEO flamand Marc Coucke qui lâchait cette
formule: “La Flandre est en train de se belgiciser alors que la Belgique se
flamandise”.
Et, du côté des francophones, toute la communication du
patronat flamand et de la N-VA (ah, les milliards de transferts Nord/Sud si
martelés par De Wever) semble avoir été sinon gobée, du moins avoir imprégné
nombre d’esprits.
“C’est la mentalité du colonisé gentil avec son maître”, commente un économiste wallon. “Les
wallons se rattachent notamment à l’Etat belgo-flamand parce que c’est là
qu’ils trouvent encore des outils économiques comme Belfius. Sait-on assez,
alors que le mot régionalisme est presque mal vu par d’aucuns, qu’en Allemagne,
il n’y a pas un Land qui n’ait pas sa propre banque?”
Thalys: la “logique” flamande
C’est dans ce climat ou le fameux “Front des francophones”
(créé à l’époque du défunt Pacte d’Egmont et aux épisodes à éclipses) apparaît
comme ayant viré carrément fossile pour Musée d’histoire politique, qu’il
suffit parfois d’un tout petit rien, d’un incident, d’une bêtise, par exemple
l’arrêt ou la mort d’une ligne du Thalys, pour réveiller le wallon.
Logique flamande: puisque le Thalys vers Ostende n'avait que
7% de fréquentation, on tue aussi le Thalys wallon (avec des taux de
remplissage tournant autour de 50%, soit atteignant doucettement un taux de rentabilité
qui n’est d’ailleurs pas forcément l’aune d’un service public)
Et la ministre Marie-Christine Marghem d’un peu gaffer en
lâchant ce qu’il ne fallait pas surtout dire en com’chez Pascal Vrebos sur
cette suspension/suppression:
"Il faut garder un équilibre dans ce pays. C'est une
correspondance d'équité"
Oups. Benoît Lutgen, qui devient, mine de rien, de plus en
plus wallon, s’est aussitôt engouffré dans la fissure ouverte par la MR-MCC en
remettant le dossier du Thalys dans un contexte d’intérêt économique pour toute
la Wallonie: "Arrêter le Thalys wallon c'est casser l'axe
Est-Ouest (fluvial,autoroutes, rail) qui est essentiel économiquement pour la
Wallonie . Pour être clair, cet axe ne va plus vers Anvers".
Anvers ou le président de la N-VA, qui n’a cessé, sous la
coalition Di Rupo, d’user jusqu’à la corde l’argument du “siège qui
manquait” pour une majorité
flamande à la Chambre, juge tout à fait "normal" qu'un gouvernement
très minoritaire en Wallonie gouverne l’ensemble du pays.
L’argument du président de la N-VA a, il est vrai, toujours été de dire que “c’est la plus
grande communauté du pays qui payait l’addition”. Bart De Wever ne justifie pas
vraiment la minorisation des francophones: son raisonnement est de dire qu’il
aimerait que ce soit différent- seul le confédéralisme pouvant résoudre la
problématique- mais que l’actuel systême belge lui impose de “faire comme
cela”, si on entend, comme il le voulait, gouverner sans le PS.
C’est une thèse que le président de la N-VA a développé avec
succès en Flandre ou nul n’aborde plus cette question devenue carrément
hors-propos.
Le mystère stratégique de Di Rupo
Plus
surprenante, en positionnement politique, est l’attitude du PS. Alors que Bart
De Wever a tiré jadis un profit électoral évident à taper récuremment sur le
clou du fameux “siège manquant” aux flamands, il y a là un évident argument de
communication (les francophones ne sont représentés que par 20 sièges sur 63)
qu’Elio Di Rupo n’utilise étonamment qu’avec parcimonie, quasi accessoirement.
Ce qui ne va pas sans surprendre d’aucuns dans son propre
parti, alors que l’opposition socio-économique du PS ne marche pas très fort.
Alors que les sondages ne sont pas vraiment enthousiasmants. Alors que le MR
peut rêver de devenir, comme fugitivement en 2007, le premier parti de
Wallonie. Alors que nombre de militants sont toujours furax, fâchés qu’ils sont
d’avoir vu le PS faire tomber le tout premier domino de l’effondrement des
droits des chômeurs. Alors que le régionalisme et la défense des wallons et des
francophones font partie de l’ADN du PS.
Certes, l’homme est sans doute prisonnier d’un discours
qu’il a lui-même instauré, d’une certaine logique belgicaine qui a sensiblement conditionné l’opinion publique
francophone (la Wallonie ne peut rester debout qu’en se couvrant du tricolore
belge) et qui l’a porté au poste de Premier Ministre.
Certes, il faut digérer la sixième réforme de l’Etat (mais
les tensions sociales actuelles montrent combien le niveau fédéral demeure un
levier très important)
Certes, l’homme est-il prudent avec d’éventuelles alliances
à venir (2019) ou cultive-t-il sans doute encore le chantier de l’idée
d’apparaître comme un recours en cas de crise…
Mais, pour un fort en com’, se priver de marteler un
argument tel que l’infériorisation arithmétique des wallons et des francophones
dans un gouvernement ou la N-VA pèse de tout son poids est, assurément, un
insondable mystère stratégique.
Michel HENRION